Sous un ciel d’airain (poèmes 1975 - 2018), Stefan Hertmans

14/10/2022

CERISES MÛRES


Ce qui dure est innommable.

Les plus vieilles maisons font place à de nouvelles ruines,

la pierre lisse tend la main à d’anciennes ruines.


Mais j’ai dans ma chambre Under Milk Wood

et Richard Burton qui, tel un ivrogne

dormant en rêve avec sa déesse-mère,

vent de la prophétie sur disque.


Il la rêve à vingt-deux ans

nue sous une ample robe noire,

jambes brunies par les travaux d’un inaccessible champ.

Ses seins blancs, il les soupèse d’une main,

tandis que l’autre tend son humide corsage.


On arrose les rues contre la canicule, dès dix heures du matin.


J’ai acheté des cerises, je les rince à l’eau fraîche

et place la vasque de verre sur la table de granit

dans le jardin roussi.


La nuit la chaleur monte encore,

les tuiles en rangées brûlantes sur le toit

irradient jusqu’aux chambres où nous sommes couchés

guettant le sommeil de l’autre.


Aucun de nous deux ne dort.

J’entends les soupirs de ton demi-sommeil, plus forts et réguliers.

je crois distinguer mon nom. Le palier

un instant, espace intermédiaire,

est aussi frais à mes pieds que de l’eau.


Ta porte est ouverte. La fenêtre est ouverte.

Dans la chaleur tu gis ouverte sur le lit.

Lorsque, deux heures après, je remonte le courant,

tu dors déjà. La prime lueur voit

l’intime chatoiement qu’ensemble nous laissons.


J’ai acheté des cerises.


Une jeune femme m’en mit deux à juger dans la main;

je les soupesai d’un geste menu et la fixai très longuement.

Ses pupilles alors s’agrandirent.

Deux cerises noires m’observaient.


Je lui achetai tout son lot,

répandis les noyaux sucés au creux du lit

où riant en sueur tu parlais de cerises mûres.


Dans le chéneau les racines, des années après,

s’abreuvent aux ruines que nous avons laissées,

un arbrisseau taillé très bas et qui titube,

amour, comme aurait dit le vieux poète.


Il ne s’épanouit qu’en décembre, lorsque les fleurs 

neigent du diel,

frissonnant et transi comme une ballerine en son premier

printemps.


Nous avons le temps.

Cette nuit, quand la touffeur des combles s’abattra sur nous,

je te ferai entendre Under Milk Wood.

Étendus, nos corps ouverts comme une oreille,

nous scanderons l’amour et la sueur.


(traduit du néerlandais par Philippe Noble)