La mort dans l'avion, Carlos Drummond de Andrade, Sentiment du monde & autres poèmes, éditions Chandeigne, 2020

25/08/2024

LA MORT DANS L'AVION


Je me réveille pour mourir.

Je me rase, je m'habille, je me chausse.

C'est mon dernier jour : un  jour

traversé de nul pressentiment.

Tout marche comme d'habitude.

Je sors dans la rue. Je vais mourir.


Je ne mourrai pas tout de suite. Une journée

entière s'ouvre devant moi.

Un jour comme c'est long. Tous ces pas

dans cette rue, que je traverse. Et toutes ces choses

dans le temps, accumulées. Sans regarder,

je suis mon chemin. Bien des visages

se pressent dans mon carnet de notes.


Je rends visite à ma banque. À quoi bon

cet argent bleu, si quelques heures

plus tard, la police vient le retirer

de ce qui était ma poitrine, désormais ouverte ?

Mais je ne me vois ni mutilé ni sanglant.

Je suis propre, net, estival.

Et pourtant je m'achemine vers la mort.


Je passe dans les bureaux. Dans les miroirs,

les poignées de mains, les yeux myopes, les bouches

souriantes ou simplement bavardes, je défile.

Je ne prends pas congé, je ne sais rien, je ne crains

         rien :

la mort dissimule

son haleine et sa tactique.


Je déjeune. À quoi bon ? Je déjeune d'un poisson d'or

     et de crème.

C'est mon dernier poisson sur ma dernière

fourchette. La bouche distingue, choisit, juge,

absorbe. Une musique se glisse dans le dessert, frémissement

de violon ou de vent, je ne sais. Ce n'est pas la mort.

C'est le soleil. Les tramways bondés. Le travail.

Je me trouve dans la grande ville et je suis un

      homme

pris dans l'engrenage. Je suis pressé. je vais mourir.

Je demande aux plus lents de me laisser passer. Je ne

    regarde pas les cafés

qui résonnent de tasses et d'anecdotes,

pas plus que je ne regarde le mur du vieil hôpital

     dans l'ombre.

Ni les affiches. Je suis pressé. J'achète un journal.

     C'est la course,

même si je vais mourir.


la journée à moitié consumée ne me prévient pas

que j'approche aussi de mon terme. Je suis fatigué.

je voudrais dormir, mais les préparatifs...

    Le téléphone.

La facture. La lettre. Je fais mille choses

qui engendreront mille autres choses., ici, là-bas, aux

       États-Unis.

Je prends mille engagements, je fixe des rendez-vous

auxquels je n'irai jamais, j'émets de vaines paroles,

je mens quand je dis à demain. Car il n'y en aura pas.


Je décline avec le jour, ma tête me fait mal, je me

     défends,

la main me tend un comprimé: l'eau

noie la moindre des douleurs, la mouche,

le bourdonnement...Ce n'est pas de cela que je

     mourrai : la mort est trompeuse,

comme un commis de magasin elle fait un choix

méticuleux parmi les maladies et les accidents.


Ce n'est pas encore la mort, c'est l'ombre

sur des immeubles fatigués, une pause

entre deux courses. Le commerce en gros périclite,

les ingénieurs, les fonctionnaires, les maçons quittent

    leur travail.

Mais les chauffeurs, les garçons de café, mille autres

     professions nocturnes

continuent de veiller. D'un seul coup,

la ville passe à d'autres mains.


Je rentre chez moi. De nouveau je me lave.

Que les cheveux aient l'air ordonné,

Que le ongles ne rappellent pas l'enfant rebelle

     d'autrefois.

Les habits brossés. La valise en skaï.

Je ferme ma chambre. Je ferme ma vie.

L'ascenseur me ferme. Je suis serein.


Pour la dernière fois je contemple la ville.

Je peux encore renoncer, ajourner la mort,

ne pas prendre cette voiture. Ne pas partir pour.

Je peux revenir, et dire : mes amis,

j'ai oublié un papier, le voyage est annulé,

aller au casino, lire un livre.


Mais je prends la voiture. J'indique le lieu où

quelque chose attend. La campagne. Des réflecteurs.

Je passe au milieu des marbres, du verre, de l'acier

    chromé.

je gravis un escalier. je m'incline. Je pénètre

à l'intérieur de la mort.


La mort a disposé des coussins pour le confort

de l'attente. Ici se retrouvent

ceux qui vont mourir et ne le savent pas.

Journaux, café, chewing-gums, coton pour les oreilles,

milles délicatesses entourent d'attentions

nos corps attachés.

Nous allons mourir, il ne s'agit plus seulement

de ma fin personnelle et limitée,

nous sommes vingt qui serons détruits,

nous serons vingt à mourir,

vingt à nous écraser, maintenant.


Ou presque. D'abord la mort personnelle,

restreinte, silencieux, de l'individu.

Je meurs sans douleur et en secret,

pour vivre juste comme un fragment de ces vingts

et j'incorpore en moi tous les fragments

de ceux qui périssent avec moi sans un mot.

Nous sommes un seul en vingt autres, bouquet

de souffles vifs sur le point de s'éteindre.


Et nous planons,

nous planons, froids, sur le commerce

et les amours de la région.

Les rues miniatures s'effacent,

les lumières s'estompent ; rien d'autre

que le matelas des nuages, des mornes se dissolvent,

rien d'autre

qu'un tube de froid qui effleure mes oreilles,

un tube qui s'obture : et à l'intérieur

de ce caisson tiède et clair nous vivons

dans le confort et la solitude et le calme et le rien.


Je vis

mon instant final et c'est comme

si je vivais depuis de nombreuses années

avant et après aujourd'hui,

une vie continue irrépressible

où il n'y aurait ni pause, ni syncope, ni sommeil,

tant elle est douce cette machine dans la nuit qui

     fend si aisément 

des blocs d'air toujours plus denses.


Je suis vingt dans la machine

qui respire doucement

entre les appliques stellaires et les souffles lointains

de la terre,

je me sens dans mon élément à des milliers de

    mètres de hauteur,

ni mythe ni oiseau,

je ne perds pas conscience de mes pouvoirs,

sans mystification je vole,

je suis un corps volant, avec des poches, des montres,

     des ongles,

relié à la terre par la mémoire et l'habitude des muscles,

chair qui explorera bientôt.


ô blancheur, sérénité sous la violence

de la mort sans préavis,

prudente et cependant irrépressible approche d'un 

    péril atmosphérique,

coup qui vibre dans l'air, lame de vent

sur la nuque, éclair

choc fracas fulgurance

nous roulons pulvérisés

je tombe à la verticale et me transforme en fait divers. 



traduit par Ariane Witkowski @ Max de Carvalho