La mort dans l'avion, Carlos Drummond de Andrade, Sentiment du monde & autres poèmes, éditions Chandeigne, 2020
LA MORT DANS L'AVION
Je me réveille pour mourir.
Je me rase, je m'habille, je me chausse.
C'est mon dernier jour : un jour
traversé de nul pressentiment.
Tout marche comme d'habitude.
Je sors dans la rue. Je vais mourir.
Je ne mourrai pas tout de suite. Une journée
entière s'ouvre devant moi.
Un jour comme c'est long. Tous ces pas
dans cette rue, que je traverse. Et toutes ces choses
dans le temps, accumulées. Sans regarder,
je suis mon chemin. Bien des visages
se pressent dans mon carnet de notes.
Je rends visite à ma banque. À quoi bon
cet argent bleu, si quelques heures
plus tard, la police vient le retirer
de ce qui était ma poitrine, désormais ouverte ?
Mais je ne me vois ni mutilé ni sanglant.
Je suis propre, net, estival.
Et pourtant je m'achemine vers la mort.
Je passe dans les bureaux. Dans les miroirs,
les poignées de mains, les yeux myopes, les bouches
souriantes ou simplement bavardes, je défile.
Je ne prends pas congé, je ne sais rien, je ne crains
rien :
la mort dissimule
son haleine et sa tactique.
Je déjeune. À quoi bon ? Je déjeune d'un poisson d'or
et de crème.
C'est mon dernier poisson sur ma dernière
fourchette. La bouche distingue, choisit, juge,
absorbe. Une musique se glisse dans le dessert, frémissement
de violon ou de vent, je ne sais. Ce n'est pas la mort.
C'est le soleil. Les tramways bondés. Le travail.
Je me trouve dans la grande ville et je suis un
homme
pris dans l'engrenage. Je suis pressé. je vais mourir.
Je demande aux plus lents de me laisser passer. Je ne
regarde pas les cafés
qui résonnent de tasses et d'anecdotes,
pas plus que je ne regarde le mur du vieil hôpital
dans l'ombre.
Ni les affiches. Je suis pressé. J'achète un journal.
C'est la course,
même si je vais mourir.
la journée à moitié consumée ne me prévient pas
que j'approche aussi de mon terme. Je suis fatigué.
je voudrais dormir, mais les préparatifs...
Le téléphone.
La facture. La lettre. Je fais mille choses
qui engendreront mille autres choses., ici, là-bas, aux
États-Unis.
Je prends mille engagements, je fixe des rendez-vous
auxquels je n'irai jamais, j'émets de vaines paroles,
je mens quand je dis à demain. Car il n'y en aura pas.
Je décline avec le jour, ma tête me fait mal, je me
défends,
la main me tend un comprimé: l'eau
noie la moindre des douleurs, la mouche,
le bourdonnement...Ce n'est pas de cela que je
mourrai : la mort est trompeuse,
comme un commis de magasin elle fait un choix
méticuleux parmi les maladies et les accidents.
Ce n'est pas encore la mort, c'est l'ombre
sur des immeubles fatigués, une pause
entre deux courses. Le commerce en gros périclite,
les ingénieurs, les fonctionnaires, les maçons quittent
leur travail.
Mais les chauffeurs, les garçons de café, mille autres
professions nocturnes
continuent de veiller. D'un seul coup,
la ville passe à d'autres mains.
Je rentre chez moi. De nouveau je me lave.
Que les cheveux aient l'air ordonné,
Que le ongles ne rappellent pas l'enfant rebelle
d'autrefois.
Les habits brossés. La valise en skaï.
Je ferme ma chambre. Je ferme ma vie.
L'ascenseur me ferme. Je suis serein.
Pour la dernière fois je contemple la ville.
Je peux encore renoncer, ajourner la mort,
ne pas prendre cette voiture. Ne pas partir pour.
Je peux revenir, et dire : mes amis,
j'ai oublié un papier, le voyage est annulé,
aller au casino, lire un livre.
Mais je prends la voiture. J'indique le lieu où
quelque chose attend. La campagne. Des réflecteurs.
Je passe au milieu des marbres, du verre, de l'acier
chromé.
je gravis un escalier. je m'incline. Je pénètre
à l'intérieur de la mort.
La mort a disposé des coussins pour le confort
de l'attente. Ici se retrouvent
ceux qui vont mourir et ne le savent pas.
Journaux, café, chewing-gums, coton pour les oreilles,
milles délicatesses entourent d'attentions
nos corps attachés.
Nous allons mourir, il ne s'agit plus seulement
de ma fin personnelle et limitée,
nous sommes vingt qui serons détruits,
nous serons vingt à mourir,
vingt à nous écraser, maintenant.
Ou presque. D'abord la mort personnelle,
restreinte, silencieux, de l'individu.
Je meurs sans douleur et en secret,
pour vivre juste comme un fragment de ces vingts
et j'incorpore en moi tous les fragments
de ceux qui périssent avec moi sans un mot.
Nous sommes un seul en vingt autres, bouquet
de souffles vifs sur le point de s'éteindre.
Et nous planons,
nous planons, froids, sur le commerce
et les amours de la région.
Les rues miniatures s'effacent,
les lumières s'estompent ; rien d'autre
que le matelas des nuages, des mornes se dissolvent,
rien d'autre
qu'un tube de froid qui effleure mes oreilles,
un tube qui s'obture : et à l'intérieur
de ce caisson tiède et clair nous vivons
dans le confort et la solitude et le calme et le rien.
Je vis
mon instant final et c'est comme
si je vivais depuis de nombreuses années
avant et après aujourd'hui,
une vie continue irrépressible
où il n'y aurait ni pause, ni syncope, ni sommeil,
tant elle est douce cette machine dans la nuit qui
fend si aisément
des blocs d'air toujours plus denses.
Je suis vingt dans la machine
qui respire doucement
entre les appliques stellaires et les souffles lointains
de la terre,
je me sens dans mon élément à des milliers de
mètres de hauteur,
ni mythe ni oiseau,
je ne perds pas conscience de mes pouvoirs,
sans mystification je vole,
je suis un corps volant, avec des poches, des montres,
des ongles,
relié à la terre par la mémoire et l'habitude des muscles,
chair qui explorera bientôt.
ô blancheur, sérénité sous la violence
de la mort sans préavis,
prudente et cependant irrépressible approche d'un
péril atmosphérique,
coup qui vibre dans l'air, lame de vent
sur la nuque, éclair
choc fracas fulgurance
nous roulons pulvérisés
je tombe à la verticale et me transforme en fait divers.
traduit par Ariane Witkowski @ Max de Carvalho