"Intérieur nuit", Cathy Jurado, Collection Grand ours, L'Ail des ours / n°20, 2023

05/11/2023

Mes bras sont des rameaux immenses

embrassant la pupille du cil

je suis le geste immobile des sèves

sous l'écorce du saule


je m'absente parfois et pourtant

quelque chose tremble toujours


quelque chose comme

les rameaux intérieures de ta présence


Pendant qu'alentours on s'agite et produit

en permanence

des choses et des bruits

seule dans le miroir des fenêtres j'observe

le temps qui fait jouer les os de ma carcasse

le terrain gagné par la nuit sur mon visage

le froissé de la peau juste au coin de ma lèvre supérieure


je sais que tu as la même grimace

secrète

quelque part dans un autre miroir

ailleurs

car toujours

les amants ont des ombres jumelles

et des visages d'assassins


Printemps


L'homme géographe est rentré tard hier

pâle et cerné

pourtant il voulait boire un verre

discuter un peu à la table de la cuisine


il voulait me regarder

essuyer le khôl qui avait coulé au coin de mes yeux

écouter mon père en caressant

la nappe fleurie du bout des doigts

et me baiser dans le sofa


je me souviens

c'est ma grand-mère qui disait sofa

mot froissé doucereux comme un chat


Mais baiser c'est toi qui disais ça

avec ta voix de chasseur


on s'est allongés dans le sofa comme on prend

un train de banlieue

sans conviction

par fatigue

par désespoir


nous faisons tous cela


et puis je suis sortie fumer sur la terrasse

l'air était humide et froid dans le halo lointain

des lumières de la ville


(...)

J'aimais marcher dans Paris comme on parcourt

son propre corps

je ne savais pas qu'à l'autre bout du temps

tu m'attendais

j'ai cru gagner alors

quand je brûlais l'enfance

comme on brûle une ville


j'ai eu le temps de crever

tant de fois

loin de la poésie

loin de ton île


et puis un  jour tu as été là

à nouveau


Tu sifflais dans le téléphone une petite rengaine joyeuse

tu étais revenu avec toute l'enfance comme une gifle

une porte qui claque dans une rafale salée

tu conduisais trop vite

tu parlais trop fort tu avais faim

tu étais l'animal qui ne dort jamais


je me suis prise à toi

comme on se jette d'un pont 

pensant renverser l'espace le temps

retourner l'horizon

mais il était sans doute déjà trop tard

nous étions seuls

chacun était devenu une île

je me cherchais dans les albums

sur les photos de ta vie d'homme sans moi

j'étais abîmée 

la vie avait passé


été


Depuis que je vis chez cet homme

j'ai vieilli

quelque chose de moi s'abîme et s'éloigne

lentement

à gros bouillons

comme un navire qui sombre