"Intérieur nuit", Cathy Jurado, Collection Grand ours, L'Ail des ours / n°20, 2023
Mes bras sont des rameaux immenses
embrassant la pupille du cil
je suis le geste immobile des sèves
sous l'écorce du saule
je m'absente parfois et pourtant
quelque chose tremble toujours
quelque chose comme
les rameaux intérieures de ta présence
Pendant qu'alentours on s'agite et produit
en permanence
des choses et des bruits
seule dans le miroir des fenêtres j'observe
le temps qui fait jouer les os de ma carcasse
le terrain gagné par la nuit sur mon visage
le froissé de la peau juste au coin de ma lèvre supérieure
je sais que tu as la même grimace
secrète
quelque part dans un autre miroir
ailleurs
car toujours
les amants ont des ombres jumelles
et des visages d'assassins
Printemps
L'homme géographe est rentré tard hier
pâle et cerné
pourtant il voulait boire un verre
discuter un peu à la table de la cuisine
il voulait me regarder
essuyer le khôl qui avait coulé au coin de mes yeux
écouter mon père en caressant
la nappe fleurie du bout des doigts
et me baiser dans le sofa
je me souviens
c'est ma grand-mère qui disait sofa
mot froissé doucereux comme un chat
Mais baiser c'est toi qui disais ça
avec ta voix de chasseur
on s'est allongés dans le sofa comme on prend
un train de banlieue
sans conviction
par fatigue
par désespoir
nous faisons tous cela
et puis je suis sortie fumer sur la terrasse
l'air était humide et froid dans le halo lointain
des lumières de la ville
(...)
J'aimais marcher dans Paris comme on parcourt
son propre corps
je ne savais pas qu'à l'autre bout du temps
tu m'attendais
j'ai cru gagner alors
quand je brûlais l'enfance
comme on brûle une ville
j'ai eu le temps de crever
tant de fois
loin de la poésie
loin de ton île
et puis un jour tu as été là
à nouveau
Tu sifflais dans le téléphone une petite rengaine joyeuse
tu étais revenu avec toute l'enfance comme une gifle
une porte qui claque dans une rafale salée
tu conduisais trop vite
tu parlais trop fort tu avais faim
tu étais l'animal qui ne dort jamais
je me suis prise à toi
comme on se jette d'un pont
pensant renverser l'espace le temps
retourner l'horizon
mais il était sans doute déjà trop tard
nous étions seuls
chacun était devenu une île
je me cherchais dans les albums
sur les photos de ta vie d'homme sans moi
j'étais abîmée
la vie avait passé
été
Depuis que je vis chez cet homme
j'ai vieilli
quelque chose de moi s'abîme et s'éloigne
lentement
à gros bouillons
comme un navire qui sombre