Denis Petit-Benopoulos
Apprenti poète
Les premières années, il m'arrivait de laisser tomber le livre ouvert devant moi. Dans un cahier, je traçais le sillon du poème entraperçu dans le clair-obscur du poème-miroir que j’avais sous les yeux.
Ce qui pousse l’apprenti poète à la création, c’est l'obscur désir de se connaître; il ne peut se connaître qu’en puisant sa matière dans le monde qui l’entoure et l’intrigue (tout poète est un intrigué, un observateur forcené) et chez les autres poètes (voir par leurs yeux, recevoir l’empreinte de leur regard sur soi et le monde). Je n’ai pas tout de suite perçu la radicalité de cette démarche. Une émotion ne fait pas un poème et n'est pas poète qui ne le veut que par à-coups, par intermittences; on ne peut l'être qu'en s'y engageant de tout son être. La poésie exige de vivre de telle manière qu'elle jaillisse naturellement, sans quoi elle tourne au procédé, à la posture. Rares sont ceux et celles capables d'un tel engagement. Vivre poétiquement ou habiter le monde poétiquement (selon la formule rebattue d’Hölderlin), c’est vivre dans une tension permanente pour tenter de briser le plafond de verre de la langue usuelle, pour en éprouver les limites, les points de rupture. Cette vie-là est indissociable d’un travail sur la langue, d’une recherche acharnée pour en extraire une langue autre, étrangère, mais qui emploie les mêmes mots que les mots de tout le monde et de tous les jours.
Cela dit, très prosaïquement, tout jeune, j’ai d'abord écrit pour plaire, séduire, étonner, amadouer, pour aimer et me faire aimer, pour exister en somme; je voulais alors « fabriquer des fleurs de papier avec de l’amour » (la formule est de Richard Brautigan qui ajoutait « et de la mort »); j’étais un poète puceau, poupin, pétrifié dans l’attente de quelque chose qui n’arrivait pas. Je n’avais pas idée d’une langue poétique, je n’avais pas idée des véritables enjeux, j’avais juste besoin de cracher le morceau, de m’accoucher.
Je peux écrire un poème honnête, d'une qualité littéraire moyenne, mais je sais bien que je n'arriverai à rien si ce poème ne participe pas de l'experience de toute une vie, s'il ne fait pas partie d'un tout qui le transperce et lui donne tout son sens. Or, a priori, ma vie n'a pas l'étoffe nécessaire pour aller au-delà du petit poème du dimanche, passager clandestin d'une existence somme toute assez médiocre.
Très tôt, j’ai donc cherché dans les livres, de prose comme de poésie, des réponses à des questions que j’étais bien incapable de formuler. Et je crois que cela n’a pas fondamentalement changé. L'écriture est rapidement devenue consubstantielle à mes lectures. Seul importait l’acte en soi, une forme de mise en scène ou de théâtralisation du chaos intérieur. Sans doute ai-je d’abord espéré lire ce que j’aurais aimé écrire puis écrire ce que j’aurais aimé lire (« En réalité, chaque lecteur quand il lit est le propre lecteur de soi-même », Proust). Le résultat, lui, était forcément décevant mais cela ne faisait qu’intensifier ce qui, d’abord besoin, se fit passion, passion de l’expression.
Curieusement, mon premier éblouissement fut devant l’oeuvre d'Henri Michaux. Pas exactement de la poésie, ai-je d’abord pensé. L’école avait façonné, formaté une certaine vision du poétique, étroite, codifiée. Michaux, c’était drôle, absurde, drôlement absurde; d'abord très sérieux, puis pas vraiment, et je ne sais comment dire cela, plus maladroitement encore (je suis pas un poéticien, incapable de justifier mes partis pris), mais j’y percevais tant de colère rentrée, de férocité, de violence. Rejet de tout pathos, le tout déposé là sur le ton de la farce; la mécanique humaine démembrée, pièce par pièce, qui vous met le désespoir aux trousses. Une poésie médicale, chirurgicale (Michaux s’est un temps destiné à la médecine), une poésie qui vous démange, qui vous chatouille à l’os. C’était tout de même un peu effrayant. Essayez donc de lire un « poème » de Michaux d’un coup, d’une traite; c’est jouissif mais épuisant.
Puis il y eut, dans une toute autre veine, lyrique, réaliste, populaire, élégiaque parfois, les poètes grecs du XXième siècle, notamment Ritsos, Séféris, Élytis, Cavafy (ce dernier, découvert sur le tard). Tout poésie consiste à faire entendre une langue étrangère sous la langue familière, maternelle (le Grec que je n’ai pourtant jamais appris, que je baragouine, sans plus). Les lisant, j’entends cette langue étrangère qui m’est si familière, je reconnais les paysages; je suis dans leurs pas, je lis dans leurs mains, je pourrais presque les lire les yeux fermés. Ils me font toucher du doigt la singularité d’un pays, de ses montagnes pelées, de ses rivages à même la peau, de ses petites gens, de ses coutumes que je crois connaître - à tort - par le privilège de la naissance.
Le surréalisme m'a fasciné un temps, j’avais besoin de me guérir d’une malformation cardiaque qui m’entraînait à prendre mes émotions très au sérieux. À première vue, les surréalistes sont d'excellents thérapeutes. Ils vous feraient presque croire qu’il n’est pas très important de ressentir ce que vous écrivez et que l'enjeu de la poésie est ailleurs, dans les diversions de l’imaginaire, le loufoque, les bouffonneries, les rodomontades, jeux de mots, calembours, coq-à-l’âne, fantaisie débridée, mais aussi et surtout le persiflage à l’endroit de tout pathos (mon ennemi, encore aujourd’hui). Émerveiller plutôt qu'émouvoir. Pour un apprenti poète, le risque est de s’y perdre de vue, de verser dans l’abstraction et la distraction, de s'éloigner de la poésie en tant que mode de connaissance de soi, de gâter l’élan de sincérité qui doit présider à la fabrication du poème.
Avec le recul dont je dispose aujourd’hui, j’estime que celui qui m’a, tout compte fait, marqué le plus profondément est sans doute Pierre Reverdy. Lui-même fut un précurseur du surréalisme, poète cubiste, mais un solitaire avant tout qui s’est toujours tenu à l’écart des modes et des chapelles. Je ne vais pas me lancer dans un inventaire, passer en revue les auteurs qui ont nourri mon imaginaire; ils sont nombreux et différents selon les âges de ma vie, les poètes qui m’ont ému, qui m'ont donné envie d’écrire, qui m’ont inoculé la passion de l’expression poétique; outre Michaux et Reverdy, j’y vois, dans un premier cercle, Max Jacob, Robert Desnos et Léon-Paul Fargue. Puis mes lectures se firent plus décousues, je faisais des rencontres, revenais sur mes pas, retournais voir ailleurs, découvrant, sans plan, sans boussole, sans méthode, les grands contemporains, parmi lesquels Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, André du Bouchet, Jacques Dupin, Jacques Réda, André Frénaud; j’ai ensuite été voir du côté de Jean Grosjean, Jean Follain, Claude Esteban, Andrée Chedid, Guy-Lévis Mano, William Cliff puis encore, plus près de nous, François de Cornière, Georges Perros, Jean-Pierre Lemaire, Jean-Louis Giovannoni, Wislava Szymborska, Christian Viguié, Antoine Emaz, Anne Perrier, Thomas Vinau, Anise Koltz, Jean-Claude Pirotte, Jacques Roubaud, et bien d’autres encore, tous évidemment très différents les uns des autres. Une découverte importante fut l’oeuvre de Richard Brautigan, poète américain qui plantait des poèmes comme on plante des graines, les composait comme on griffonne un message laissé sur un frigo. Son crédo (« il n’est d’idées que dans les choses »), à rebours d'une poésie allusive, hermétique, je ne saurais dire si je l’ai fait mien mais il m’a aidé à me décomplexer face à la poésie complexe, entortillé de concepts, abstraite. Je m’incline plus volontiers aujourd’hui devant mes partis pris, je les assume; je ne me laisse plus aussi aisément intimider par les arguments d’autorité assénés par des critiques renommés, des commentateurs avertis ou par l’argument de la preuve par la publication dans des revues prestigieuses ou de grandes maisons d’édition.
Cela dit, je dois bien faire le constat désabusé que je ne suis qu’un aspirant poète. Peut-être aurait-il fallu faire des rencontres, prendre des risques, tenter la ou sa chance, ne pas me laisser happer par tout l'ordinaire et les dites nécessités sociales, professionnelles de l’existence. J’ai sans doute gardé une petite flamme qui me singularise un tant soit peu et cette singularité suffit à me donner assez d'élan pour déborder par moments des frontières étroites de mon existence. Il y a ce purgatoire de la médiocrité où la lucidité se frotte à l’impuissance. Je dis tout cela en passant, en n’essayant de ne pas trop m’y froisser.
Au demeurant, j’écris dans un monde et en un temps où la poésie me semble de plus en plus réduite à l'état de «cadavre exquis ». En trente ans, j'ai observé son reflux dans les marges de la société. Ce n’est pas nouveau mais le phénomène s’accentue, me semble-t-il, il atteint des proportions telles que certains n’hésitent plus à parler d'effondrement du lectorat. La poésie contemporaine est quasi absente des rayons des librairies. On en publie encore, les petites maisons d’édition ou les poètes-imprimeurs ne manquent pas, mais leurs ventes sont dérisoires (l’ont-elles toujours été?). Le degré d’attention qu’exige la lecture de poèmes éloigne jusqu’aux plus lettrés; à la moindre difficulté, on s’agace; la vertu de la lenteur, de la patience, de la lente décantation des mots, se fait rare. Il faut que cela aille vite, dans le saisissement comme dans l’oubli; nous sommes devenus sourds aux mots, aveugles à leur imaginaire, réduits aux saccades des perceptions immédiates, visuelles. Dans les médias, la poésie n'occupe plus qu'une place infime, anecdotique, folklorique pourrait-on dire. Les réseaux sociaux lui offrent de nombreux relais mais noyés dans la masse du « big data » et sur des plateformes de qualité variable. Écrire de la poésie parait plus incongrue que jamais; en parler autour de soi revient à passer pour un original, un excentrique; on se souvient d’avoir appris des poèmes pour apprendre à lire, de les avoir récités sur des estrades crayeuses sous le regard sévère ou bienveillant d’un maître, d’une maîtresse, sous les quolibets de ses camarades, puis de les avoir oubliés; un certain prestige reste attaché à la chose poétique mais comme à la pratique d’un art perdu, à peine moins surannée que l’usage du latin et du grec ancien ou l’art des samouraï.
(voir à ce sujet une opinion plus éclairée et mieux argumentée que la mienne sur le sujet: https://www.sitaudis.fr/Parutions/les-aventures-du-poete-50-contes-1573925650.php)
Je ne crois pas que la poésie puisse sauver le monde, la débâcle actuelle ne justifie pas les rodomontades à contre-courant, mais ce qu'elle peut, à l'échelle de chacun d'entre nous et dans l'échange avec autrui, est inestimable autant qu'insaisissable. J’en suis intimement convaincu. Je n’ai pas de preuves, je n’ai que des poèmes (facile, je l’admets). Tout ce que je puis dire est que je ne crois guère possible qu’elle disparaisse tout à fait. Sa disparition est anticipée, programmée depuis si longtemps qu’elle n’en finira peut-être jamais de ne pas ou de disparaître. Mais il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de l’indifférence, de l’anéantissement par l'ignorance. L'indifférence condamne les poètes à la solitude, elle les condamne à vivre dans un entre-soi périlleux, parfois complaisant; vivre poétiquement, c‘est vivre dangereusement, il faut traverser le miroir pour trouver une forme de paix avec soi-même et les autres.
Cela dit une fois encore, « pour imaginer que ce que nous appelons « poésie » puisse totalement disparaître, il faudrait imaginer la mort de tout langage articulé. Aussi longtemps que les hommes parleront, leur langage transportera tous les éléments nécessaires à en restaurer la notion. Le langage court à la poésie comme l’eau court à la rivière. » Georges Mounin, « Poésie et Société » (1968).